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[Isolde] La Cinquième Vespérine

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Namnam Il y a 3 mois et 2 semaines
Plic, ploc, plic… ploc.

Il fait étonnamment doux, ce matin. Les flocons tombent en silence, lourds, gorgés d’eau, s’écrasant en spirales précipitées. Ils chutent vite, presque pressés. Les rares stalactites, sculptées par le gel, s’érodent goutte à goutte, se muant en surfaces luisantes où l’eau s’écoule avec lenteur, se détache en perles claires, et vient nourrir la flaque grandissante à leurs pieds.

Plic, ploc.

Il y a quelque chose d’hypnotique, de poétique dans leur chute. À peine nées, les gouttes sont arrachées à leur mère de glace pour choir, encore et encore, dans un ballet effréné. Jusqu’à ce que le froid revienne les figer à nouveau.

Ploc —« Demoiselle Isolde. »

Qu’est-ce que cela ferait, d’être aussi insignifiante qu’une simple goutte d’eau ? Passer de l’état de glace — majestueuse, figée dans sa beauté — à celui de l’eau, insaisissable, essentielle…? Disparaît-on vraiment lorsqu’on est absorbée par la terre ou avalée par des lèvres assoiffées ? Ou bien cela marque-t-il le commencement d’un autre voyage… « Peut-être… » se murmure-t-elle en silence.

« Demoiselle Isolde ! »

Quelle douce délivrance ce serait, de se dissoudre ainsi… Que plus personne ne puisse exiger quoi que ce soit. Que le quotidien se transforme en un vaste océan de néant… N’est-ce pas préférable à—

« ISOLDE ! »

La douleur fut fulgurante, tant la gifle fut sèche. Le visage de la jeune femme fut violemment projeté sur le côté, lui coupant le souffle. Le monde sembla se figer. Elle n’entendait plus le bruit des gouttes, mais seulement l’écho cinglant de la claque, résonnant dans ses oreilles pointues. Sa peau, rosie par l’impact, se couvrit bientôt de picotements acérés comme des aiguilles, prolongeant l’élancement, ravivant l’humiliation.

Isolde — jeune femme aux portes de la vingtaine — leva lentement son regard vers celle qui l’avait frappée. Impossible de croiser ses prunelles : le voile épais de la Matriarche occultait tout, masquant jusqu’à la moindre émotion. Un masque d’ombre, inexpressif. Ni colère, ni compassion, ni satisfaction. Rien que le vide.

« Vous n’êtes pas attentive, demoiselle Isolde. Est-ce une tentative de défiance ? » siffla d’une voix glaciale la Matriarche.
« …Je ne me permettrais jamais un tel affront, Matriarche. Aucune excuse ne saurait le justifier. »

Répondit-elle d’un ton tout aussi tranchant, inclinant son buste en signe d’excuse devant cette spectre autoritaire. Le voile noir se redressa alors, comme animé d’un orgueil muet, et le menton de la Matriarche s’éleva dans un geste austère. Isolde sentit remonter cette peur ancienne, aiguë, tapie dans ses entrailles. Une peur rythmée par des années de scènes semblables, où la douleur et le froid tenaient lieu de compagnons constants. Ainsi allait la vie de celles qui, au sein des Vespérine, n’étaient pas l’Élue attendue.

« Bien. Dois-je vous répéter une énième fois qu’en tant que cinquième fille de feu madame, vous n’êtes pas autorisée à vous approcher du couvent ? »
Isolde plissa le nez. Ce lieu avait toujours eu quelque chose d’étrange. L’air y était plus froid, plus acéré que dans n’importe quelle aile du bastion. Et surtout… toutes celles qu’elle avait vues y entrer, elle ne les avait jamais revues sortir.
« Je voulais rendre visite à ma cousine, Anastasie. Pourquoi cela serait-il interdit ? »
« Les impuissantes ont choisi de tourner le dos à la lumière des Vespérine. Dans leur obscurité, elles servent Halone. »
« Mais Anastasie n’a jamais vou— »
« Cessez. »

La Matriarche leva la main, son geste vif. À son poignet, quelques bracelets tintèrent d’un bruit métallique, aigu et tranchant. Le regard d’Isolde, animé un instant par l’émotion, se fit soudain plus calme, abdiquant.

« Fort bien, madame. »
« Il semble que vous ayez trop de temps libre pour nourrir pareilles distractions. C’est pourquoi votre apprentissage martial commencera dès aujourd’hui. »
« … »
« Dame Elora, approchez. »

La Matriarche pivota, et Isolde découvrit une silhouette massive s’avancer à pas mesurés. Une femme à la carrure impressionnante, aux yeux d’un noir d’encre, et à la chevelure grise tombant sur une expression étonnement sereine, marquée par les cicatrices. L’acier de son armure crissait à chacun de ses pas. Lorsqu’elle s’arrêta devant la jeune fille, elle s’inclina profondément.

« Chevalier Elora Hultemont, à votre service, mademoiselle. »
Isolde l’observa, méfiante, mais son regard trahissait une curiosité tenace.

Serait-ce le début d’un nouveau voyage ?
Namnam Il y a 5 jours et 11 heures

La silhouette menue de la cinquième Vespérine pouvait s’apercevoir dans les anciens jardins du vieux château Vespérin. Les jardins ne connaissaient plus leur beauté d’antan, quand le Fléau ne s’était pas abattu sur toute la contrée. Ici gisaient maintenant des arbres fragiles et nus, morts. Leurs branchages, noircis par le froid, ressemblaient désormais à des bras et des mains crochus, s’amusant à déchirer les robes et les manteaux qui passaient trop près, ou encore à érafler les joues, voire arracher les cheveux d’ignorants promeneurs. Rien n’était hospitalier dans ce jardin, pas même la fontaine de granite gris en son centre. L’eau ne s’y écoulait plus ; seuls de petits stalactites décoraient subtilement l’ombre d’une époque passée.

La jeune Isolde y était assise, sur le rebord de cette fontaine. L’on aurait pu la reconnaître facilement si elle n’avait pas mis sur ses épaules une lourde armure de cuir et de maille, bien trop grande pour elle. Ses cheveux étaient toujours aussi courts, malgré les reproches constants de ses matriarches. En quoi cela les regardait-il ? pensait Isolde. Elle n’avait pas à les garder longs : c’était pénible et trop frustrant à entretenir. À quoi bon ?
Une épée était plantée dans le sol à ses côtés ; la jeune demoiselle en maintenait la garde dans sa petite poigne, remuant la lame dans la terre, faisant fi des dégâts qu’elle lui faisait subir.

Isolde chantonnait légèrement, regardant les visages peu joyeux qui décoraient la pierre de la fontaine. Des paroles légères… mais dont le sens paraissait pour le moins peu réjouissant.

« Lièvre Harpie, où as-tu enterré tous tes enfants…?

Dis-moi donc, je te dis.

Toutes les flèches que tu as volées… hm-hmm…

Divisées en deux, maintenant closes et brisées…

Comme ton cœur qui avait tellement envie d'être caché…

Tu ne peux pas tous les garder en cage… hm-hmmmm…

Ils se battront et s'enfuiront.

Lièvre Harpie, où as-tu enter— »

« Vous ne devriez pas faire subir cela à votre lame, mademoiselle. » — souffla une voix derrière elle.

Isolde se redressa aussitôt, sortant la lame de terre, le regard droit. Ses yeux se posèrent sur une silhouette pour le moment peu familière, et surtout peu commune ici : la femme chevalier que lui avait présentée sa Matriarche il y a peu. Les yeux vairons de la Vespérine se plissèrent, mais la chevalier poursuivit :

« Vous l’abîmez, vous l’émoussez. Traitez-la encore un peu ainsi et elle ne vous sera plus d’aucune utilité. »
— « Je pourrais toujours la réparer. » — répondit simplement Isolde, le ton un peu sec.
— « Oui, vous pourriez, mademoiselle. Mais votre temps est précieux. »
— « Alors j’ordonnerai à quelqu’un de le faire pour moi. »
— « Ah ! » — la chevalier eut un rire, assez doux — « Vous pourriez aussi, il est vrai. Mais dites-moi, si vous êtes perdue au milieu de rien, sans aucun moyen de le faire vous-même, et encore moins de le faire faire pour vous ? »
« … »
— « Prenez soin de ce qui peut vous sauver, mademoiselle. Toujours. »


La chevalier, du nom d'Elora Hultemont, se posta en face d’elle, glissant ses yeux noirs — contrastant totalement avec sa chevelure grise — sur la petite demoiselle en face d’elle, dans cette armure bien trop grande pour elle. Dame Elora était une femme de forte carrure, les traits droits, involontairement sévères, ce qui contrastait avec cette douceur sincère reposant dans ses prunelles ébènes. Isolde laissa une légère inspiration transpercer ses narines, tandis qu'elle l'observait avec intérêt.

— « J’ai cru comprendre que vous n’étiez pas vraiment habituée à manier une lame, n’est-ce pas, demoiselle ? »
— « … La magie m’est plus efficace, et plus fidèle. » — souffla Isolde, levant le menton droit, fière.
— « Je vous crois sur parole, en effet, l'on m'a décrit vos aptitudes, vos exploits. Vous excellez parmi toutes vos sœurs. Même la septième. »

La jeune cinquième eut un sourire d'abord fier, galvanisée par ces paroles qui mettaient enfin en lumière son don. Pourtant, son sourire fondit comme neige au soleil aux derniers mots. Nerveuse, Isolde se retourna, regardant à gauche, à droite, derrière elle.
— « Nous sommes seules, demoiselle. Je m'en suis assurée. » — continua Elora en se mettant devant elle, à quelques centimètres.
— « … Vous devriez surveiller vos paroles. »
— « Les réfutez-vous ? »
— « … »


Le silence de la jeune femme était assourdissant tant il était clair. Les mots ne parvenaient pas à sortir de sa bouche, elle était… incapable d'exprimer son désaccord quant à cette affirmation. Évidemment qu'elle était meilleure que sa septième sœur. L'étoile Vespérine ne brillait clairement pas assez : elle la dépassait sur tous les points, et personne n'osait le dire, l'affirmer, l’assumer. Isolde redressa ses yeux vers la chevalier, qui lui adressa tout simplement un sourire serein, doux et complice. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Pourquoi cette femme lui parlait-elle d'un sujet aussi tabou, aussi délicat ?

« Est-elle ici pour m'espionner ? Pour me faire tomber ? Les matriarches… » — se dit aussitôt la jeune Isolde, la chair de poule commençant à parcourir sa peau comme des lames de rasoir. Elle mordit sa lèvre inférieure, un poing serré sur la garde de son épée. Alors qu'elle sentait une angoisse grandissante dans ses entrailles, le regard ébène d'Elora se détourna doucement d'elle, laissant un soupir calme s'échapper de ses lèvres charnues.

— « Enfin, là n’est pas le sujet. Je suis ici pour vous rendre encore meilleure, sur les aspects dans lesquels vous ne l’êtes pas. Prenez donc votre épée ! Montrez-moi votre posture ! »

Isolde cligna des yeux, surprise de cette légèreté. Incertaine, elle se recula quelque peu pour adopter une posture martiale totalement approximative. Elora l’observa un court instant, avant d’avoir un léger rire étouffé, puis s’approcha d’elle pour modifier sa position. L'entraînement dura quelques heures, sans grande amélioration, car oui, Isolde n’était pas une guerrière. Mais ce furent sans doute les heures les plus sereines qu’elle ait connues depuis… une éternité.

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