[Royenhardt] Première plume : avant les cendres

Accueil > Forum > Registre des Gévaudois > Chroniques > [Royenhardt] Première plume : avant les cendres
Royenhardt d'Astelbrand Il y a 23 heures et 12 minutes






    Il n'y avait pas de grandes prétentions à vivre dans le village de Clairval.
C'était un tout petit bourg isolé du reste du Gévaudan, contrée si vaste qu'elle peinait à réprimer les envies de voyages et de grandeurs. Pour beaucoup, la vocation de rêve était toute trouvée : s'oser à de périlleuses explorations à travers le métier d'aventurier, ou alors se dresser contre l'infamie historique du néant en rejoignant les rangs de l'Ordre de la Tour.

    Mais à Clairval, le monde était plus petit.
On y cultivait des champs maigres.
On réparait les toits avant les grands froids. 
On échangeait des nouvelles au marché chaque semaine comme on échange des gages de survie.
Le cœur du village battait au rythme du clocher sans cloche, de la forge qui fumait encore tard dans la nuit, et des rires des enfants, traînant derrière eux des bâtons de bois taillés en épées imaginaires.

    Les maisons, basses et épaisses, semblaient s’enraciner dans la terre elle-même, faites de pierres claires et de bois blanchi par les vents. Ici, chaque foyer connaissait les visages voisins, et même les silences avaient une saveur familière.
Le boulanger, vieux Corrick, offrait toujours une miche de plus aux familles nombreuses.
L’herboriste, dame Arlène, recousait les égratignures comme on époussète un manteau.
Il n’y avait pas d’or, ni de grands noms dans les registres de Clairval — seulement des mains calleuses, des épaules solides, et des sourires partagés au détour d’un chemin enneigé.

Les saisons passaient avec lenteur, mais c’était une lenteur précieuse, comme celle d’un feu qui ne meurt jamais tout à fait.




    Pour Royenhardt, la vie en avait décidé autrement. Digne fils d'une famille roturière, ses passe-temps se limitaient principalement à l'aide ouvrière au sein de ses proches.
Un jour pouvait-on le voir aux côtés de son père à s'occuper de transports de charbons, d'autre fois il s'occupait d'enseigner la lecture à sa jeune soeur Lisanne. Il était le garçon altruiste et curieux du village, vagabondant entre chacun de ses pairs qui pourraient nécessiter son aide.
D'aucun ne pourraient penser que ses coups de mains étaient intéressés; jadis avait-il appris que la plus précieuse des aides était celle qui n'attendait rien en retour. Sa mère pouvait se targuer d'avoir l'un des enfants les plus patients et bienveillants à l'égard d'autrui, car c'était ainsi qu'elle l'avait élevé.

    Malgré tout, son père n'avait pas démérité.
Il s'agissait d'un grand homme, admiré par les gens du village qui voyaient en lui l'esprit chevaleresque attendu d'un chevalier blanc du Gévaudan. Pourtant, il n'en portait ni le casque ni l'armure, c'était simplement un monsieur-tout-le-monde suffisamment apprêté à l'idée de donner de son temps à ces gens.
Souriant face à l'adversité, c'était sans nul doute le modèle à suivre pour tout gentilhomme en devenir; élégance par bienveillance, le grand rouquin était naturellement cette figure à laquelle le petit essayait de ressembler.

    Les nuages s'étaient écartés, cette fois-là. Il faisait beau. Aussi beau que possible dans les froids hivers du Coerthas, mais le soleil était là. Présent comme à son habitude derrière les épais nimbus éparses perdus au ciel, on percevait quelques doux rayons chauds à travers les cotons de nuages. Il y avait cette lueur splendide, rayonnant à travers les dunes de neiges et suffisamment réconfortantes pour rappeler que même dans le froid, il y a une chaleur qui ne s'éteint pas.
Ces jours-là étaient merveilleux. Ces jours-là étaient mémorables. Suffisamment pour rester ancrés dans la mémoire d'un jeune garçon à l'aube de ses douze ans. L'anniversaire bien doux d'un crépuscule qui vagabondait à l'horizon et menaçait de se refroidir peu à peu. Royenhardt passait du temps avec son père, comme bien souvent, au retour le fessier posé sur les rebords d'une charrette qui rebondissait à chaque butte traversée. Quelques rires, quelques joies partagées... sans savoir que ça seraient sûrement les derniers partagés.

Son père prit la parole, un ton clairvoyant, sage, comme lui seul en avait le secret.

- "Roy, est-ce que tu sais pourquoi ces derniers rayons de soleil virent au rouge, à la tombée du jour ?"
- "Non, je l'ignore, père." répondit le petit rouquin, face au grand.
- "La lumière du soleil est faite de plusieurs couleurs différentes. Mais parmi toutes, le rouge est celle qui voyage le plus loin." sourit le père, avant de donner un coup de rênes pour accélérer le trajet.
"C'est pour cette raison que le crépuscule se veut mémorable. Le rouge tend à rappeler que même avant l'obscurité de la nuit, il y a la lumière du jour." conclue-t-il, de son éternel sourire.

Qui sait à quel point pouvait-il être éternel.




    Non, ça n'arrive pas qu'aux autres. C'est d'autant plus douloureux lorsque nous n'y sommes pas préparés, et en vérité, nous n'y sommes jamais vraiment préparés. La perte, la souffrance, le désespoir, sont d'autant de sentiments forts qui nous rongent jusqu'à notre âme et nous transforment. Parfois en bien, parfois en mal.
C'était ce cauchemar-là. Celui qu'il faisait en boucle, et en boucle, jusqu'à paraître au plus réel possible. Le mauvais rêve se fondait parfois en souvenir, en réminiscences d'un avenir encore à venir, aussi détestable soit-il pour que Royenhardt s'en remette à chaque fois par des sueurs et des nausées.
Le feu brûlait déjà, avant même que la fumée ne guette par delà les toitures pierreuses des maisonnées du village. Tous y passaient, aucun ne s'en échappaient, c'était l'hécatombe. Une bien triste qui plus est, car si Roy apercevait le minois paisiblement endormi de sa jeune sœur à chaque fois qu'il se réveillait, ce visage angélique lui revenait déformé par la chaleur et dévoré par les flammes chaque fois qu'il refermait les yeux. 

    Jusqu'au jour où le cauchemar devint réalité. Jusqu'au jour où tout bascula, où tout brûla. Cendres, braises, myriades de flammes dont le crépitement assourdissant emportait à peine les hurlements de souffrance de tout un village.

    Ce soir-là, il n'y avait aucun héros. Il n'y avait que le néant, la mort, et des cadavres fumants, dont les flammes s'éteignaient à mesure que le dernier soupir de vie s'expirait du corps. Ceux qui apportaient jadis sourires et joies avaient fini dans un bûcher de désolation, le visage décomposé par des flammes rongeuses à perte de vue. Si bien que les pavés lointains qui s'étendaient devant ses yeux étaient jonchés de souvenirs agonisants. Des images qui, il le savait, venaient de passer de rêves à souvenirs.

    Son village natal n'était plus qu'un amas de décombres hurlants.
Sous les toits effondrés, des formes tordues gisaient, noircies jusqu'à perdre toute humanité, réduites à des silhouettes informes que les flammes léchaient encore avec voracité.
Le vent charriant la neige portait avec lui des relents de chair brûlée et de bois calciné, une odeur si lourde que même respirer semblait une trahison. Partout, des doigts crispés, des bras tendus dans des supplications restées sans réponse.
Certains s’étaient recroquevillés dans des alcôves de fortune, s'étreignant dans une vaine tentative de se soustraire au feu.
D’autres gisaient en plein cœur des rues, le regard figé vers un ciel que la fumée avait rendu noir et sourd.

    À travers la lumière rougeoyante, Royenhardt distinguait encore des fragments de ce qui avait été :
un mouchoir brodé accroché à une poutre carbonisée,
une corde de linge battant faiblement contre un mur calciné,
une poupée de chiffon gisant dans la boue mêlée de cendres.
Autant de vestiges dérisoires d’une vie trop brève, broyée sans la moindre pitié. Ses yeux, encore incapables de pleurer, absorbaient tout sans comprendre.
Tout sauf une chose.

    Son père, étendu là, au cœur même des flammes écarlates. Sous les décombres d'une maisonnée voisine, un enfant qui n'était même pas le sien dans ses bras, et qu'il avait tenté de sauver au péril de sa vie. Peut-être que s'il s'était empêché d'agir en héros, il serait en vie. Peut-être que si le village n'avait pas placé autant d'attentes sur ses épaules, autant de regards admiratifs, autant de fardeau sur son dos, il sourirait en observant son fils.

    Mais son sourire n'était pas éternel.
Et non seulement les flammes venaient de l'emporter,
mais elles venaient des mains de son fils.




Utilisation des données

Nos partenaires et nous-mêmes utilisons différentes technologies, telles que les cookies, pour personnaliser les contenus et les publicités, proposer des fonctionnalités sur les réseaux sociaux et analyser le trafic. Utilisez les boutons pour donner votre accord ou refuser.