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[Augustine] Petits récits éparses

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Augustine Dudevent Il y a 1 jour et 7 heures
Je crois que mes mots ne suffiront jamais à dire ce que mes yeux ont vu. Le monstre, la Bête, l’horreur scellée sous la glace depuis des générations… Aucun lexique, si vaste soit-il, ne saurait en traduire la forme. Je pourrais aligner les adjectifs, les métaphores et les comparaisons, et pourtant il demeurerait cet espace muet entre le mot et l’image. Ce vide où se tapit la vraie terreur. Chaque fois que je ferme les yeux, je le revois avec la précision d’un barbier traçant sa lame sur la peau nue : chaque croc, chaque œil, chaque repli de chair, chaque fissure dans l'os cranien semble gravé dans ma mémoire. Et je donnerais beaucoup pour oublier.

Lorsque le sceau s’est ouvert, le monde tout entier a semblé se replier sur lui-même. Le vent s’est fait hurlement et l'avatar de la créature a surgi dans une lumière sans couleur. J’ai vu Artorias voler. Non pas s’élancer, mais voler, arraché au sol, balayé comme une feuille d’automne sous la tempête. J’ai voulu crier son nom, hurler ma peur, mais rien ne sortit. Ma gorge s’est close, ma langue s’est faite pierre. Ce silence forcé, plus encore que la monstruosité face à moi, m’a glacée d’effroi.

Heureusement, le sceau fut refermé, et la bête, son avatar, repoussé dans l’abîme. Artorias s’en est tiré, seulement meurtri dans l'acier de son armure et non dans son âme, du moins, je l’espère. Mais moi… je me sens fendue de l’intérieur, comme si en posant ses yeux sur moi Elle avait trouvé passage par mes yeux pour se loger au plus profond.

Depuis ce jour, quelque chose vacille en moi. Mon esprit tangue entre deux rives : celle du devoir et celle du gouffre. Le tabac me manque atrocement, l’alcool aussi, et plus encore le somnus qui, jadis, noyait mes pensées dans un oubli bienfaisant. À présent, tout bruisse dans ma tête. Des chuchotements, des souvenirs, des ombres qui grattent aux parois de ma boîte crânienne. Alors je marche. Je fuis les regards, je m’éloigne du camp, je hante les collines et les forêts, priant que le vent emporte mes tourments avant qu’ils ne me dévorent. La nuit, je veille, et lorsque le sommeil m’emporte enfin, c’est pour hurler dans mes songes. Aussi ai-je pris l’habitude de dormir le jour, quand tous sont éveillés, pour que mes cris probables se perdent dans le brouhaha des vivants.

Il y a aussi Lucy. Pauvre enfant. Gardienne du sanctuaire, seule au milieu de nulle part, condamnée à attendre les héros et à les voir repartir. Son sourire brave ne trompe personne. Dans un moment d'égarement elle nous a parlé de sa solitude, et j’y ai reconnu la mienne. J’ai tenté de la rassurer, maladroitement, en lui contant un souvenir… une anecdote, plutôt un regret. J’ai eu l’impression de me dénuder devant elle, de laisser tomber le manteau de mots derrière lequel je me cache d’ordinaire. Mais peut-être était-ce nécessaire. Peut-être avais-je besoin qu’elle voie que la douleur, la vraie, ne s’apaise jamais vraiment, qu’on apprend juste à marcher avec. Et surtout qu'il faut, contrairement à moi, profiter de l'instant présent avant que tout finisse en cendres et glisse entre nos doigts.

Je crois avoir fait quelque chose de bien, ce soir-là, quand Artorias et elle se sont éloignés ensemble. Une part de moi les envie. Ils ont foi en la chaleur d’une main, en la douceur d’une promesse murmurée. Moi, je n’en ai plus le courage. Pourtant, je me surprends à attendre leurs regards, à m’en nourrir comme une mendiante se nourrit des miettes sous la table. Peut-être est-ce cela, au fond, mon châtiment : contempler la lumière sans plus pouvoir y entrer.

Je crois comprendre à présent ce qui ronge les âmes entre deux batailles. Ce n’est pas la mort qui effraie, mais son attente. L’idée d’elle, tapie quelque part, prête à surgir sans qu’on sache quand. Dans le tumulte du combat, tout est simple : on agit, on frappe, on prie, on vit dans l’instant, comme si chaque souffle était une victoire arrachée au néant. Mais dans le silence qui suit, quand les épées se taisent et que le vent retombe, alors vient le pire.

J’ai plus tremblé entre deux combats que face à la Bête elle-même. Devant Elle, je n’avais pas le temps d’avoir peur ; j’étais toute instinct, toute survie. Mais depuis, chaque seconde qui passe m’écrase d’une angoisse sourde. Attendre la mort, c’est lui prêter un trône dans son propre esprit. C’est l’inviter à s’asseoir à notre table, à murmurer dans notre oreille jusqu’à ce que son souffle devienne le nôtre.

Je crois qu’on ne devient pas fou au cœur du danger. On le devient dans le calme qui suit. Quand le monde semble sauf, mais que l’esprit, lui, ne l’est plus. Alors il faut marcher, écrire, fumer, boire, tout faire pour couvrir ce bourdonnement intérieur qui dit : “Tu pourrais mourir demain.” Et se répéter, comme une prière, que le courage n’est pas d’affronter la mort, mais de supporter sa lente approche sans lui céder toute sa vie avant qu’elle ne la prenne.

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