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[Augustine] Petits récits éparses

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Augustine Dudevent Il y a 1 mois et 3 semaines
Je crois que mes mots ne suffiront jamais à dire ce que mes yeux ont vu. Le monstre, la Bête, l’horreur scellée sous la glace depuis des générations… Aucun lexique, si vaste soit-il, ne saurait en traduire la forme. Je pourrais aligner les adjectifs, les métaphores et les comparaisons, et pourtant il demeurerait cet espace muet entre le mot et l’image. Ce vide où se tapit la vraie terreur. Chaque fois que je ferme les yeux, je le revois avec la précision d’un barbier traçant sa lame sur la peau nue : chaque croc, chaque œil, chaque repli de chair, chaque fissure dans l'os cranien semble gravé dans ma mémoire. Et je donnerais beaucoup pour oublier.

Lorsque le sceau s’est ouvert, le monde tout entier a semblé se replier sur lui-même. Le vent s’est fait hurlement et l'avatar de la créature a surgi dans une lumière sans couleur. J’ai vu Artorias voler. Non pas s’élancer, mais voler, arraché au sol, balayé comme une feuille d’automne sous la tempête. J’ai voulu crier son nom, hurler ma peur, mais rien ne sortit. Ma gorge s’est close, ma langue s’est faite pierre. Ce silence forcé, plus encore que la monstruosité face à moi, m’a glacée d’effroi.

Heureusement, le sceau fut refermé, et la bête, son avatar, repoussé dans l’abîme. Artorias s’en est tiré, seulement meurtri dans l'acier de son armure et non dans son âme, du moins, je l’espère. Mais moi… je me sens fendue de l’intérieur, comme si en posant ses yeux sur moi Elle avait trouvé passage par mes yeux pour se loger au plus profond.

Depuis ce jour, quelque chose vacille en moi. Mon esprit tangue entre deux rives : celle du devoir et celle du gouffre. Le tabac me manque atrocement, l’alcool aussi, et plus encore le somnus qui, jadis, noyait mes pensées dans un oubli bienfaisant. À présent, tout bruisse dans ma tête. Des chuchotements, des souvenirs, des ombres qui grattent aux parois de ma boîte crânienne. Alors je marche. Je fuis les regards, je m’éloigne du camp, je hante les collines et les forêts, priant que le vent emporte mes tourments avant qu’ils ne me dévorent. La nuit, je veille, et lorsque le sommeil m’emporte enfin, c’est pour hurler dans mes songes. Aussi ai-je pris l’habitude de dormir le jour, quand tous sont éveillés, pour que mes cris probables se perdent dans le brouhaha des vivants.

Il y a aussi Lucy. Pauvre enfant. Gardienne du sanctuaire, seule au milieu de nulle part, condamnée à attendre les héros et à les voir repartir. Son sourire brave ne trompe personne. Dans un moment d'égarement elle nous a parlé de sa solitude, et j’y ai reconnu la mienne. J’ai tenté de la rassurer, maladroitement, en lui contant un souvenir… une anecdote, plutôt un regret. J’ai eu l’impression de me dénuder devant elle, de laisser tomber le manteau de mots derrière lequel je me cache d’ordinaire. Mais peut-être était-ce nécessaire. Peut-être avais-je besoin qu’elle voie que la douleur, la vraie, ne s’apaise jamais vraiment, qu’on apprend juste à marcher avec. Et surtout qu'il faut, contrairement à moi, profiter de l'instant présent avant que tout finisse en cendres et glisse entre nos doigts.

Je crois avoir fait quelque chose de bien, ce soir-là, quand Artorias et elle se sont éloignés ensemble. Une part de moi les envie. Ils ont foi en la chaleur d’une main, en la douceur d’une promesse murmurée. Moi, je n’en ai plus le courage. Pourtant, je me surprends à attendre leurs regards, à m’en nourrir comme une mendiante se nourrit des miettes sous la table. Peut-être est-ce cela, au fond, mon châtiment : contempler la lumière sans plus pouvoir y entrer.

Je crois comprendre à présent ce qui ronge les âmes entre deux batailles. Ce n’est pas la mort qui effraie, mais son attente. L’idée d’elle, tapie quelque part, prête à surgir sans qu’on sache quand. Dans le tumulte du combat, tout est simple : on agit, on frappe, on prie, on vit dans l’instant, comme si chaque souffle était une victoire arrachée au néant. Mais dans le silence qui suit, quand les épées se taisent et que le vent retombe, alors vient le pire.

J’ai plus tremblé entre deux combats que face à la Bête elle-même. Devant Elle, je n’avais pas le temps d’avoir peur ; j’étais toute instinct, toute survie. Mais depuis, chaque seconde qui passe m’écrase d’une angoisse sourde. Attendre la mort, c’est lui prêter un trône dans son propre esprit. C’est l’inviter à s’asseoir à notre table, à murmurer dans notre oreille jusqu’à ce que son souffle devienne le nôtre.

Je crois qu’on ne devient pas fou au cœur du danger. On le devient dans le calme qui suit. Quand le monde semble sauf, mais que l’esprit, lui, ne l’est plus. Alors il faut marcher, écrire, fumer, boire, tout faire pour couvrir ce bourdonnement intérieur qui dit : “Tu pourrais mourir demain.” Et se répéter, comme une prière, que le courage n’est pas d’affronter la mort, mais de supporter sa lente approche sans lui céder toute sa vie avant qu’elle ne la prenne.
Augustine Dudevent Il y a 1 mois et 1 semaine

Extrait de Journal Intime


La Bête du Gévaudan n’est plus. Vaincue, non scellée mais annihilée. Il n’en reste qu'une carcasse décapitée, et le silence. Un silence si dense qu’il m’a paru d’abord assourdissant. Dans les rues de l’Œil du Loup, la foule s’est pressée, hurlant de joie, de triomphe, d’orgueil. On a promené la tête morte comme une relique, on a tressé des lauriers aux héros. Je n’ai pas pris part à la parade. À peine entrée dans la cité je me suis éclipsée. Fuyant les acclamations comme on fuit une contagion. J’avais l’impression d’étouffer sous tant de bruit, d’exaltation guerrière. J’ai marché longtemps, seule, et j’ai pleuré. Non pas de joie. De lassitude, peut-être. De ce sentiment amer que toute victoire n’est qu’un prélude à une nouvelle chute.

Et j’avais raison. À peine la brume dissipée que la folie des hommes reprend son empire. Les vicomtes voisins du Gévaudan s’entre-déchirent pour des terres, des titres, des rancunes dont j’ignore les racines. L’odeur du sang appelle toujours le sang. La bête n’était pas le mal. Elle n’en était que le miroir.

Je suis lasse. Si lasse. Lasse de la guerre sous toutes ses formes. Qu’elle soit d’écailles ou de cuirasses. Et pourtant c’est une autre angoisse, plus vive encore, qui me tenaille : Artorias. Le jeune écuyer, revenu à peine de l’enfer, bientôt envoyé au front aux côtés de son seigneur. Mais cette fois, il n’affrontera pas l’innommable : il devra tuer des hommes. Des semblables. Des fils, des frères, des amants. Je l’imagine... son regard encore clair, son âme encore droite, plongé dans cette fange, forcé de trancher, de survivre, de se salir.

Et moi ? Que dois-je faire ? Partir, fuir encore, retrouver Ishgard, mes lettres, mes livres, mes chimères ? Ou rester ici, spectatrice impuissante du naufrage de son innocence ? A quoi sert la paix quand elle n’est qu’une fuite ? Si je m’en vais, ne suis-je pas semblable à ceux qui ferment les yeux quand la guerre se déploie à leurs pieds ? Mais si je reste, que puis-je offrir, sinon ma peur et mes mots, trop fragiles pour protéger quiconque ?

J’ai tant de fois cru comprendre la guerre. L’avoir observée, décrite, condamnée. Mais je n’en saisis que les cendres, jamais la source. Pourquoi l’homme trouve-t-il toujours des raisons de haïr, d’envier, de frapper ? Pourquoi faut-il qu’il tue pour se prouver qu’il existe ?

Combien de temps faut-il pour construire un homme ? Combien de temps faut-il pour le détruire ? Je crois connaître la réponse. Mais je préférerais ne jamais la dire.
Augustine Dudevent Il y a 3 semaines et 4 jours

Extrait de Journal Intime


Je me fous de mes principes. Qu’on inscrive cela en lettres noires sur la première page de mes livres, sur ma tombe, sur ma peau : je me fous de mes principes.

Pendant des heures j’ai tourné ces mots dans ma bouche. Ils avaient un goût de fiel. Pacifiste, non-violente, opposante aux guerres et aux massacres. Toute ma rhétorique s’est effilochée quand j’ai vu Artorias s’éloigner vers la brume des batailles. Et moi ? Moi, je suis restée là. Je suis restée derrière à compter les battements d’un cœur qui défaillait. J'ai préféré noyé ma peur dans des liqueurs vertes et des nuits blanches, à prétendre que la plume vaut la cuirasse. Mensonge. Mensonge. MENSONGE !

Je me suis abhorrée ce matin. J’ai haï la femme que je suis devenue : une dame de lettres qui invente des héroïnes pour ses histoires et qui, devant la peine vraie, se couvre de chiffon et s’enfuit. Quelle comédie ! Quel misérable théâtre où l’on applaudit son propre dégoût. J’ai pensé à toutes les fois où j’ai défendu la paix comme on défend une idée, sûre de la supériorité morale qu'était la mienne. Mais la paix n’est pas une vertu si elle devient un alibi pour la lâcheté. C'est ça, je ne suis qu'une lâche. Je me suis drapée de ma vertu car je n'osais pas accompagner Artorias dans l'instant où il aurait eu réellement besoin de moi à ses côtés.

Artorias porte en lui des choses que je ne peux ignorer. Il a encore cette candeur, la foi, l’éclat d’un jeune écuyer qui croit en la justesse de son idéal. J’ai regardé sa figure et j’ai vu s’y dessiner, déjà, des ombres qui ne devraient pas appartenir à un garçon de même pas vingt ans : la fatigue sous les yeux, la peur que l’on dissimule sous un sourire figé comme une crispation de lames. Qui suis-je, pour juger et rester à regarder comme on regarde un feu qui dévore la maison du voisin ? Qui suis-je pour rester, plume à la main, quand le sang pourrait couler de sa main.

Il est temps d’en finir avec les belles théories. De les remiser un temps car elles n'ont plus leurs places présentement. Il est temps d’enfiler ce qui me reste de courage. J’ai rouvert ce vieux coffre où dort encore mon sceptre et en le touchant j’ai senti la mémoire d’un autre moi. Une autre que j'aurais tant aimé laissé remisée au fin fond de mes pensées. Quand mes doigts ont refermé leur étreinte sur le sceptre, j’ai cru toucher un cadavre. Le bois avait la froideur du métal. Un froid qui m'a brûlé la paume. Une morsure lente, intime. Le temps d’un souffle, la pièce s’est effacée autour de moi. J’ai senti l’odeur de la poudre et du fer, la fureur animale des cris, le craquement des os. Les poils de mes bras se sont hérissés comme si tout les fantômes qui hantaient mes songes m'avaient effleuré. Un frisson a couru le long de mon dos, sec, violent, s’arrêtant dans la nuque avec la netteté d’un coup de dague. Mes genoux ont tremblé, et j’ai dû m’asseoir, le sceptre encore dans la main. Ce maudit objet… j'aurai dû le détruire lorsque j'en avait l'occasion, l'envie et la force. Maintenant il vibre, presque, dans ma main ou peut-être était ce mon propre cœur qui battait trop fort contre lui. C’était comme si, à l’instant même où je le reprenais, tout ce que j’avais voulu enfouir sous des couches d’encre et de mots reprenait corps. J’ai compris alors que les cicatrices qu’on croit effacées ne sont jamais que des blessures endormies.

Je partirai avec lui. Je l'ai abandonné lors de son premier carnage, je serai à ses côtés pour le second et tout les autres qui lui succèderont. Qu’on se rende compte de mon inconstance : je suis en train de renier mes sermons et je choisis l’air chaud de la mêlée. Qu’on me traite de traîtresse à mes propres idées. Je m’en moque. Il faut qu’il vive. Pour lui, il faut que j'y retourne, à nouveau.

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